Le Nyonnais Stéphane Benoit-Godet est devenu rédacteur en chef du quotidien "Le Temps". Il explique les grands défis du journalisme à l'heure d'Internet.
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Journaliste depuis vingt ans, le Nyonnais Stéphane Benoit-Godet est devenu rédacteur en chef du quotidien "Le Temps" en début d'année, après avoir oeuvré à la tête de "Bilan". L'homme croit plus que tout en la valeur du journalisme dans une époque où les réseaux sociaux brassent toutes les cartes.
Comment faire pour tenir une ligne éditoriale tout en ouvrant la porte au journalisme participatif que constituent les réseaux sociaux?
D'abord, rappelons qu'il y a eu un grand changement dans le monde de la presse. Quand j'ai commencé, en 1995, la presse était en situation monopolistique. Nous étions les seuls, avec quelques professions dont le trading financier, à obtenir les informations d'agences. Les gens étaient au rendez-vous: ils achetaient le journal le matin, écoutaient la radio et regardaient la télévision. Et puis, avec l'émergence des réseaux sociaux, où les gens produisent de l'information eux-mêmes et sélectionnent celle des médias standard, tout a volé en éclat. Il faut aussi comprendre ceci: si, sur les réseaux sociaux, vous avez un bon fil, avec des bons amis qui font de bons choix, quelque part, vous devenez le rédacteur en chef du contenu que vous souhaitez recevoir chaque jour. C'est un changement très important. Mais aussi un challenge des plus excitants pour la presse traditionnelle. Il faut donc en tirer les bons côtés.
Lesquels?
C'est une plateforme de discussion importante. Jusqu'à présent, le journaliste écrivait son article, posait sa signature en bas de celui-ci et son travail était fini. Désormais, il faut ouvrir les commentaires, converser avec les lecteurs. Leur répondre.
Vous le faites, vous-même?
Oui, bien sûr. Mais cela ne se passe pas toujours comme on le souhaiterait: parfois, quand les commentaires deviennent outranciers, que les commentateurs finissent par s'engueuler entre eux, il ne sert à rien que le journaliste vienne répliquer. Ce n'est donc pas toujours évident, mais on essaie car il faut entrer en conversation avec notre communauté de lecteurs, de tous âges et toutes professions.
Cela suffira-t-il?
Je nuance: si les réseaux sociaux sont très importants, je crois également en leur pendant, les réseaux réels.
C'est-à-dire?
Aller à la rencontre des gens dans des conditions réelles, par le biais d'événements. C'est ce que nous mettons progressivement en place au "Temps": organiser des tables rondes, des conférences, des master class avec des artistes, des séminaires sur des questions importantes. Certains événements gratuits, d'autres payants. Il faut se rencontrer et échanger.
Revenons-en aux réseaux sociaux: avec leur avènement, on voit des anciens "garde-fous" qui agissaient comme filtre exploser. La presse ne risque-t-elle pas d'être dépassée en s'ouvrant trop au journalisme participatif?
Eh bien, on dit ici et là que les réseaux sociaux ne s'intéressent qu'à la futilité. Je crois définitivement que ce n'est pas vrai. Quantité de lecteurs qui arrivent sur notre site sont passés par les réseaux sociaux où des communautés de lecteurs ont partagé des informations. Notre audience attend toujours qu'on lui propose du contenu fouillé, travaillé. D'ailleurs, je suis persuadé que la valeur du journaliste, dans cette époque où la technologie permet à tout le monde de dire tout et son contraire, est à la hausse. Un journaliste qui sait collecter des faits, les analyser, faire une synthèse, bref, faire son travail, joue un rôle fondamental pour la démocratie.
Pourtant, les journalistes ont parfois aussi mauvaise réputation que les politiciens ou les grands patrons...
C'est vrai que notre profession est challengée dans de nombreux pays, tout comme les politiciens ou les patrons d'entreprise. Mais c'est en cela que l'époque est intéressante: nous devons, par la proximité et le travail sérieux, prouver que nous sommes indispensables. Nous ne pouvons plus être snobs.
La presse, en général, et "Le Temps" en particulier, l'ont-ils été?
Oui! On sort d'un monde où la presse de qualité se voulait sérieuse et ennuyeuse. Nous devons désormais devenir pertinents et innovants. Innover dans nos manières de faire. Et, justement, la technologie peut nous y aider.
Comment?
Internet reste largement une technologie des années 1990. Si vous regardez bien, hormis la vitesse de connexion et les supports matériels, rien n'a vraiment changé quand vous regardez votre écran. Or, la technologie doit nous aider à créer de nouvelles manières de s'exprimer. On voit, par exemple, dans les médias en pointe, qu'il y a beaucoup d'ingénieurs en coulisse. C'est une nouvelle composante dont on n'a pas tant l'habitude.
Vous pourriez embaucher des ingénieurs dans votre équipe de journalistes?
Bien sûr! Un exemple: un de nos journalistes a créé un programme qui lui a permis de traiter des données sur les logements à partager à Genève sur un site internet très connu. En croisant les données, il a pu se rendre compte que nombre de ces logements appartenaient en fait à des régies immobilières. Notre journaliste a créé le programme, a travaillé à partir de celui-ci, puis rédigé son article. Ensuite, sur son blog, il a invité tous ses confrères à utiliser le programme qu'il avait créé. Ce qui a été fait par des médias en Belgique et au Québec.
Créer donc de nouveaux outils permettant l'enquête?
Exactement. Moi qui ai vingt ans de journalisme, c'est la première fois que je vois cela. Et je suis totalement convaincu par cette nouvelle approche.
Comment séduire la communauté anglophone?
Là, c'est très compliqué. Il y a eu plusieurs tentatives en Suisse, toutes ont échoué. Car il faut déjà admettre ceci: Internet fait exploser toutes les frontières, et quand un Nyonnais expatrié à l'autre bout du monde va sur Internet, il va certainement sur le site de "La Côte" prendre des informations de l'endroit où il a vécu, où il a sa famille et ses amis. Il en va de la même manière pour les anglophones de l'arc lémanique: ils prennent des nouvelles de leur pays natal, puis vont sur les sites des journaux de référence de leur langue. Il est très compliqué de les faire venir à nous. Mais il faut continuer d'essayer.
Quel avenir a la presse locale selon vous?
Elle a un avenir évident. Ici, qui mis à part "La Côte" peut relater la vie des villages? Ce n'est ni la télévision nationale ni la radio qui va le faire. Il y aura donc toujours un public pour les journaux locaux, même s'il est vrai que l'équation économique est toujours plus compliquée et que les coûts de production sont difficiles à gérer. De toute façon, avec l'avènement des réseaux sociaux, il y a deux grandes manières d'exister: faire du travail d'investigation de très bonne qualité ou faire de l'information locale.